Michel Diaz lit le travail de Lena comme une représensation du monde fragile et provisoire, où nature et humain se confondent dans une quête de pérennité. Regarder ces images de l'intérieur, qui révèle la réalité sensible et éclairante du visible, au-delà des apparences et du néant.
Lena Nikcevic, dans ses tableaux, ne sépare presque jamais la nature de l’homme, qu’il soit (souvent) seul dans le paysage ou représenté dans un rapport ambivalent avec le monde urbain moderne et ses architectures industrielles. La relation qu’elle établit entre eux, pose de façon essentielle la question de notre présence dans un contexte idéologico-politique où il est devenu urgent de revisiter nos valeurs enr emettant en cause celles qui ont rendu notre monde si mal habitable. Elle est de ces artistes pour qui la peinture est chemin de l’homme dans le temps, humanisation du temps par l’acte de peindre, recherche angoissée et parfois douloureuse de notre conscience de vivants, habitants de cette planète on ne peut plus mise à mal, sursaut de la dernière chance. Car c’est toujours la dernière chance. Aujourd’hui comme hier. Et demain plus encore ! Rien pourtant de démonstratif et moins encore de moralisant dans cette peinture dont la voix est essentiellement poétique, mais les voix de la poésie se doivent de s’inscrire dans le monde et s’en faire l’écho.
A quoi bon la peinture, à quoi bon l’art, semble-t-elle nous dire, si elle n’a pas à voir avec « vivre », avec ce qu’il en est de vivre, ses contradictions et ses errements, ses fatigues et cette peur qui nous tient, nous serre encore plus peut-être alors que sur le monde tombe ce crépuscule et ses jours de plus en plus friables ? A quoi bon la peinture face aux forces sans état d’âme de la destruction, quand l’Histoire s’enraye, que les malheurs montent, que s’empourprent les dangers ? A quoi bon la peinture si elle n’est que pur jeu esthétique, de formes et couleurs, belles fleurs de serre stérile, simple jeu qui se satisfait de lui-même ? Que peuvent donc la peinture et l’art face à un exercice clos qui savoure ses outils, techniques et intellectuels ?
Car de quoi souffre la plus grande partie de la production picturale de ce temps, si ce n’est de l’absence d’une image, de cette « grande image » dont Lao-Tseu pouvait dire qu’à partir d’elle on pouvait être du monde, le parcourir et le représenter, en rendre compte en étant en accord, en harmonie avec les choses ?
On aura pourtant tenu son pari pour survivre à sa solitude et à la détresse des temps, ni stupide ni insensé s’il nous a permis de franchir, les yeux ouverts à tout, l’espace de ce temps qui nous est accordé, dans un arbitraire qui à fouiller obstinément la part de l’inconnu et l’immensité du monde à saisir en fait l’inestimable prix.
Devant nous, la forêt. Quelqu’un marche là-bas. Par quels chemins de neige dans les arbres ? Rien ne bouge, ne bronche ou ne vibre.
On pénètre dans ces images, comme on s’aventure dans les sous-bois, ne laissant nulle empreinte, sur un chemin d’hiver, d’odeurs, de froissements, marchant sur des mots morts, allant seul, nulle part, sans feu ni fin, foulant la terre froide, d’un pas errant parmi les fougères roussies et les ronces, les ramas de branches tombées, dans l’improvisation de la trace et la scintillation du souvenir.
On y avance, comme on déchiffre une écriture qui n’en finit pas, dont on ne sait d’abord pas lire ce qui est écrit.
A part celui qui passe ou se tient là, humain ou animal, venant d’où ne sait, allant on ne sait où, perdu peut-être dans ses propres pas, égaré sur ses propres traces ou dans ses souvenirs, toute vie semble ralentie, arrêtée ou absente.
Mais pourtant on la sent sous-jacente, chargée de quelque chose qu’on devine, prêt à surgir d’entre les troncs, à crever les écorces, à jaillir en conflagration de bourgeons, à éclater de toute sa ferveur invincible.
Peut-être ce silence est-il ce qui recèle dans ses profondeurs le magnétisme vert d’où nous reviendra un jour le printemps ?
Celui qui passe déambule, ou erre vers quelque destin, les yeux pleurant de froid. Aucune bourrasque de vent ne soulève la neige ou la natte des feuilles mortes, n’emporte dans ses invisibles tourbillons aucun vol de corneilles, aucun cri de corbeau, aucun appel à l’aide.
L’homme est là pour lui-même, comme en perpétuel exil, rendu à son insignifiance et à sa vanité, à l’éphémère de sa condition. Au pur hasard de sa présence. Soumis, comme effacé par quelque force d’immanente présence, tapie, comme en sommeil sous la vaste coupe du ciel, accordée à l’ellipse des astres.
On est sortis d’un monde, pour entrer dans un autre. Lequel ?...Celui, peut-être, qui nous ouvre un passage vers une espérée guérison de nous-mêmes. Comme un regard lavé, rendu à la beauté simple des choses et au mystère du réel, une disposition particulière, un agencement de fond et de forme qui permet la manifestation de quelque chose de tout autre.
Le monde, ici représenté, n’est pas chaos d’avant la création, confusion et désordre de la nuit originelle et océanique, mais rien qu’ordre des choses, provisoirement immobile, temps tendu et fragile comme une tige d’herbe, tendant vers le zéro de l’existence mais qui chercherait cependant, souffle en suspens, muscles en veille, à se régénérer, à retrouver haleine et à reprendre rythme.
Lieu où les choses se passent sous les apparences. Dans les branches des arbres, on croit voir des fragments de miroir éclaté, entendre des grelots de givre qui tintinnabulent. Rien d’autre que cela, mais qui procure un indicible sentiment de bonheur et de pureté, au-delà de cette inquiétude et ce sourd sentiment de menace que l’on peut d’abord éprouver dans la contemplation de ces peintures, et dont on ne peut nier qu’elles le contiennent.
En vérité, notre mémoire est plus ancienne que nous-mêmes, feuilleté d’innombrables couches de temps superposés, entrelacés, et il nous faut la convoquer pour pouvoir être dans l’instant, chercher l’évanescence de ce qui se passe dans l’immobilité du temps, ce qui ne va pas sans quelques questions qui réclament une traque lointaine.
Silence et solitude d’être où tout est confondu : ici et ailleurs, vie et mort, instant et éternité, intemporalité de la nature et fugacité humaine. Les âmes des défunts en allés gravitent sur les pas de celui qui avance au cœur de la forêt et cherche le passage vers la pérennité, devant passer quelle imperceptible frontière ?
Est-ce ici, dans ces lieux de vie suspendue, que s’opère la régénérescence du temps ? Dans cette coupure du temps et de l’être en proie au néant, du temps aboli par l’abîme dont seul le feu secret des sèves qui couve, souterrain, dans les racines et circule déjà dans les branches, assurera la continuité, le futur recommencement du monde ?
Forêt, montagne, mer... Autant d’images, évidentes et mystérieuses, mouvements invisibles des choses, imprévisibles et migrants, mis à jour sous la main de l’artiste, meurtris dans leur saisissement, comme autant de miroirs où se brise notre regard, de corps qui se dissolvent dans notre raison objective, non dans la brume de quelque sens que l’on voudrait fixer, mais comme celle-ci se tord en boucles floues et lentes, déchirant leur blancheur aux ramures sombres des arbres.
Et il nous faut, pour en saisir les mots muets, cesser de voir et accepter de se perdre dans son regard, comme l’on accepte de suivre son ombre qui s’avère une exploratrice plus assidue que l’être qui lui est attaché.
Regarder alors ces images, sans craindre qu’elles nous transforment en statues de sel ou de pierre, ni qu’elles disparaissent, nous laissant nus et seuls, faille à la faille du silence et démunis face au néant.
Car la réalité est là, sous nos yeux, et c’est en eux, semble nous dire encore Lena Nikcevic, non sur elle, qu’est le voile. D’ailleurs, chaque fois que cette réalité nous surprend, quand nous regardons ces peintures, la surprise ne vient pas de son étrangeté, mais de sa familiarité mal vue. Il suffit de regarder dans le connu au lieu de poser notre regard dessus et de nous en contenter. Cela ne se fait pas à volonté, mais n’est-ce pas qu’à l’instant où l’image paraît, dans ses si étranges lumière, nous sommes regardés dans notre regard ? Une même substance éclairante est alors dans le monde et dans nos yeux : elle fait que le visible, qui est l’espace ordinaire où nous apparaissent les choses et les autres, devient tout à coup un élément sensible et non plus neutre. À l’instant, nous voilà plongés dans un révélateur, qui rend le lieu clair en même temps qu’il nous éclaircit.
C’est ainsi, face aux images de l’artiste, que se met en branle le travail du regard. Que les yeux s’abandonnent et se fardent de désespoir, pour mieux valoriser le regard du dedans, et simultanément arrachent l’ombre à la préhistoire des signes et des gestes, et d’avant tout langage, en allant pour cela où le regard ne se risquait pas à aller.
Ainsi peut-on faire céder l’inaccessible, ou tout du moins le transformer en étoile guidant le chemin. En le scrutant de près d’abord, jusqu’au plus loin, jusqu’à ce que les yeux s’en détachent et poursuivent seuls l’ascension, car vision et imaginaire sont ici les faces jumelles de ce même chemin.
Il y a une profonde nostalgie chez qui cherche encore, espérant que quelque chose se lève de l’obscur, qu’il éclaire toute la scène et donne par là sens au monde. Nostalgie qui fonde une mélancolie difficile à juguler. Reste le ravin noir de nos jours incendiés, le bord du précipice, le seuil du vide... Inquiétant pour sûr, mais pas rien pour autant ce retour de l’ancien chaos ! Et si cette faille d’abîme était à accueillir ?
Mais tout chemin doit faire sa part à l’errance. Et l’errance doit faire route en compagnie de la mélancolie, ni tristesse ni nostalgie, mais mélancolie créatrice, qui n’a rien à voir avec les ténèbres mais tout avec l’obscur – seule manière de retisser la relation avec tout le perdu, disposé alors à l’accueil d’une innocence originelle, seulement accessible à qui a répondu à l’appel silencieux des signes et des choses.
Les peintures de Lena Nikcevic, ne nous disent pas autre chose que l’accueil : « Bonjour la terre, nous disent-elles, et le monde qui viennent droit devant ». Cette terre, on l’entendra comme on le voudra/ou pourra, de celle des marins où reprendre pied à celle de la tombe où perdre pied, ou bien encore celle dont parlait Hölderlin, « mère de toutes choses ».
Et s’il nous fallait, lisant comme il le convient ces images, cesser d’être dans cette douleur qui nous enserre sans nous lamenter entre constatation qu’il n’y a plus de « grande image » qui soutiendrait toutes les images – le monde avec ! – et le souhait qu’il y en ait une quand même, malgré tout, au fond ?...
Nous faudrait-il toujours être de ces « voyageurs », de ces obstinés qui repartent en chasse, blessures aux yeux ? Et s’il suffisait de s’arrêter, de se tenir debout dans le petit matin, les yeux fixés sur la montagne et l’ondulation de la mer, écarquillés sur la pénombre dessous-bois, sur la lumière des écorces et la blancheur d’hermine de la neige ? Instants pris à la dérobée, regard furtif qui tient du vol, vient, revient, se dérobe pour revenir, mais que Lena Nikcevic capture sous le geste de ses pinceaux, fixe par ses couleurs et nous restitue si magiquement. Et si c’étaient ces instant-là, fragments d’une fugitive réalité, ce passage fugace qui seuls importaient ? Ce saut, ce bond vers un regard plus pénétrant, pour rien que la brûlure d’un passage de l’éphémère où se consume notre vie. Mobilité pure camouflée sous nos yeux en immobilité. Musique sous le silence.
Comme les premières images d’un temps que nous avons perdu. Instants d’une lumière dont la grâce soudain accordée refait le commencement du monde.
Et à Lena ces mots de Nietszche : « L’instant infinitésimal est la réalité, la vérité supérieure, une image éclair surgie de l’éternel fleuve ».