Une plongée dans l'atelier de Clothilde Lasserre, reflet de son univers coloré et vivant et dans sa peinture impressionniste contemporaine qui explore le thème de l’homme, à travers des portraits et des vues de foule.
Dans son atelier de Croissy-sur-Seine, en région parisienne, Clothilde Lasserre travaille à l’huile sur toile. Elle peint sur son chevalet ou directement au sol. Sa large palette est recouverte de pâtes épaisses et de couleurs multiples. S’y invitent des verts éclatants, des bleus profonds, des rouges pétants, des carmins et des violets. Ses toiles poussent un peu partout, sur des chevalets, sur les murs, ou bien sont simplement posées sur un radiateur, voire à même le sol. Des plantes vertes cohabitent joyeusement avec des boîtes de pastel gras et des pots de pigment pur. A côté d’une pile de tableautins carrés, se trouve une série de petites plantations abritant, nous signale la « peintre jardinière », une quarantaine de pousses de tomates de nature différente ! On a ainsi l’impression de regarder une peinture en jachère : l’artiste dans son atelier semble donner libre cours à sa peinture pour traduire en images son jardin secret.
Le coup de pinceau est enlevé. Les compositions sont dynamiques et rythmées par une touche à la fois sensuelle et rigoureuse. C’est, pour beaucoup, une peinture étonnante. Impressionniste, de par une succession de coups de pinceau cherchant à révéler une ambiance, et expressionniste, du fait d’un geste vif qui l’anime, cette peinture oscille allègrement entre le figuratif et l’abstrait. De prime abord, on ne reconnaît pas ce que c’est : on croit voir des fleurs, des yeux et, pourquoi pas, des images moléculaires, biologiques, qui montreraient une myriade de cellules avec leur noyau. Mais on s’est fait avoir ! Il s’agit en fait de foules peintes, d’où l’impression de vitesse, de mouvement, de danse, de vie. C’est ce va-et-vient entre abstraction et figuration, liberté de la touche et ancrage réaliste, qui ne manque pas ici de susciter l’intérêt. L’artiste explique son procédé : « Ma technique, qui procède par couches successives, se déroule en trois temps. Premièrement, je fais un fond de couleur. Celui-ci va orienter mes choix chromatiques mais, au final, la couleur du fond ne sera pas forcément le ton dominant du tableau. Deuxièmement, je vais placer des masses foncées sur le clair ou bien l’inverse, ça dépend du jus de couleur, clair ou foncé, que je choisis initialement. Les touches amples vont alors structurer la toile. Je construis, je fais des choix mais le hasard, ou l’accident heureux, peut aussi guider ma main, et bien sûr le travail en train de se faire. Troisièmement, j’organise des jeux de transparence, en juxtaposant des couleurs foncées sur le clair et vice-versa. Ce sont ces allées et venues entre le proche et le lointain qui provoquent l’effet recherché : l’impression de plonger dans une composition mi-abstraite, mi-figurative. Avec l’huile, je crée ainsi une matière vivante qui se joue des effets de profondeur et de transparence. Parfois, je rehausse ma peinture avec des craies de pastel gras, puis je rajoute des pigments iridescents dorés, argentés ou cuivrés, car cela engendre des parties irisées qui accentuent l’aspect vibrant de mes tableaux. Les gens sont attirés par la vibration, la couleur mouvante, l’impression de mouvement. Mais c’est seulement après la contemplation du morceau de peinture qu’ils vont distinguer une foule. J’aime cette ambiguïté. »
Clothilde Lasserre présente une peinture habitée. Elle a commencé par représenter des paysages enneigés, vides de toute présence humaine, pour ensuite multiplier les toiles bourrées de monde. Des supporters en liesse, des manifestants, des nuées de pigeons, des écoliers à la récré, des baigneurs avec bouées dans des piscines sans fin, des foules de grands magasins : voilà ce que nous donne à voir, en plongée, l’artiste. Pourquoi ces bains de foule montrés à vol d’oiseau ? Lasserre souligne : « Les Foules, ordre et désordre, cohérence et incohérence, le connu et l’inconnu, bref la vie ! Comme un ensemble cohérent que je mets en scène à travers une palette de couleurs harmonieuse, la foule se doit d’être car nous en faisons partie, nous y avons un rôle. La transparence de la couleur, la légèreté de la touche me permettent de faire ressentir que tout est lié, c’est l’absence de hasard dans un ensemble en fractales. Les touches marquées par l’épaisseur mettent en scène le mouvement de la vie, la constante évolution qui la caractérise. Elles font ressentir un certain désordre qui n’en est pas un. Puis, dans cette vie multiple, vient la nécessité de faire réapparaître la richesse de chacun à travers son individualité, celle qui, il faut en être convaincu, nous aide à avancer dans la vie. Les touches de couleurs dans les foules, fortes en contraste et en épaisseur, les zooms sur des hommes rappellent l’essence même de la société, l’humain, celui qui est par lui-même et au contact de l’autre : "Le sage ne vivra pas dans la solitude car par nature il est sociable et tourné vers l’action." (Maria Carlyle) »
Animée par un mouvement constant de couleurs et de touches, la peinture de Lasserre porte aussi un regard en mouvement sur la foule. Il n’est pas univoque, il est au contraire double, voire triple. L’humain, décliné dans son travail autour de « la foule et son interprétation », est traité selon trois points de vue : négativement, la foule est le symbole d’une unité déshumanisante dont il faut s’extraire au plus vite : elle est considérée comme un objet du mal ; positivement, la foule est, on vient de le voir via les propos de l’artiste, perçue comme un symbole de la nécessité pour l’homme de collaborer pour progresser et aller dans une direction commune dans l’intérêt de l’humanité ; entre ces deux pôles, oscillant entre le bien et le mal, la foule est vue comme le symbole du paradoxe de la solitude dans une société hyper communicante ; déjà bien avant nous, dans son poème en prose Les Foules (1869), Baudelaire constatait : « Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art. », avant d’ajouter, «Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée. » A l’instar du poète romantique du Spleen de Paris, Lasserre aime prendre du recul par rapport à la foule, dans l’idée de donner une chance à l’individu pour ne pas se sentir telle une fourmi écrasée par le surnombre. Par exemple, dans sa toile Autant en rire (2011), un homme, perdu dans un bain de foule d’hommes d’affaires gris, lève la tête pour nous regarder, le sourire aux lèvres, et dire certainement – « J’existe, je ne suis pas un humain déshumanisé, un robot, mais un homme doué de raison, ayant le rire et le regard distancié pour armes et guides de survie. » Cet individu à part c’est l’artiste peintre. Mais c’est aussi nous qui voyons, en cet humain ayant le courage de se démarquer de la masse étouffante, notre alter ego, notre frère. Et, peut-être, c’est également… Alain Souchon prononçant dans sa populaire Foule sentimentale (1993) ces paroles explicites : « Foules sentimentales, avec soif d’idéal, attirées par les étoiles, les voiles. Que des choses pas commerciales. Il faut voir comme on nous parle. On nous Claudia Schiffer. On nous Paul-Loup Sulitzer. Oh le mal qu’on peut nous faire. Du ciel dévale un désir qui nous emballe. Pour demain nos enfants pâles. Un mieux, un rêve, un cheval. »
Comme Souchon, Clothilde Lasserre porte un regard d’espérance sur la foule (sentimentale, émotionnelle) : on se reconnaît soi-même comme l’un au milieu des autres, sa peinture vient à notre rencontre parce qu’elle parle de chacun de nous. Et c’est en ce sens qu’elle apporte sa petite note personnelle dans un art contemporain qui voit très souvent en noir la marée humaine, la masse aliénante, l’agglutinement physique, la surpopulation urbaine : la peinture visionnaire du Français Philippe Cognée montre des mouvements de foules fixés dans le blanc, telle une couleur mortuaire qui les fige à jamais ; le photographe italien Massimo Vitali présente des plages bourrées de vacanciers, comme abrutis par la blancheur aveuglante du soleil et le tourisme de masse ; l’Allemand Andreas Gursky fait des photos vertigineuses de foules à l’infini, au point de ne plus distinguer une silhouette de l’autre. Chez ces trois plasticiens, le fourmillement de la masse au sein de la mégalopole effraie. Par contre, chez Lasserre, l’union fait la force : la foule, fédérative et festive, est propice aux échanges, aux partages des émotions, à la démarche citoyenne ainsi qu’à la découverte de l’autre. De plain-pied dans la foule, parce qu’elle est UN élément parmi un ensemble, tout en pratiquant le pas de côté (être dedans tout en exerçant l’humour décalé), la peintre - et ex mathématicienne - Clothilde Lasserre n’a pas peur de la multitude. Elle en jouit même. Les ombres portées que tracent les promeneurs sur l’asphalte semblent les relier entre eux, comme des fils invisibles tissés par les gens, et les âmes, pour favoriser leurs rencontres. Son art résolument optimiste, sous ses allures de peinture chatoyante et légère, prend soudain un aspect sociologique. D’ailleurs, en guise de touche finale pour mieux cerner sa peinture grouillante d’êtres diversifiés et de couleurs métissées, la peintre aime citer le sociologue Vincent Rubio qui, dans son essai La foule : un mythe républicain ? (2008), évoque la psychologie des foules à l’ère de la globalisation tous azimuts, marquée par le village planétaire qu’est Internet, « L’avènement des nouvelles technologies apporte de nouvelles opportunités à la foule de se cristalliser. On peut prendre par exemple Gênes en 2001 avec les manifestations anti-G8 ou les printemps arabes avec Twitter. Mais on note aussi leur utilisation par la foule pour tout un tas de réunions physiques qui ne relèvent pas du politique, comme les flash mob, les apéros géants et les free party. » Loin d’avoir une vision exagérément sombre du phénomène de foule, Clothilde Lasserre voit au contraire dans la foultitude la possibilité d’accroître le champ des possibles de la libre expression et de la démocratie. Le débat reste ouvert…