Dans la peinture contemporaine de Patrick Baillet, les végétaux et éléments naturels prennent une place prépondérante. Contrairement à l’âge classique où ils se trouvaient en arrière-plan, ces arbres, feuillages et buissons s’affichent désormais en premier plan, presque comme des personnages.
Alors que les feuillages et les frondaisons, les arbres, l’eau et les forêts, dans la peinture de l’âge classique, avaient trouvé leur place dans les arrières plans et nous renvoyaient l’image d’une nature convenable (souvenons-nous que le mot de décor nous vient du verbe impersonnel latin decere, qui signifie il convient), modèles des arrières mondes auréolés de lumière divine, les végétaux et autres manifestations de la nature dans la peinture actuelle de Patrick Baillet viennent de plus en plus s’afficher en premier plan, tels le personnage principal du tableau.
Mieux : ces troncs d’arbres, ces feuillages, ces buissons, viennent désormais faire obstacle ou écran au tableau lui-même, au sens d’une représentation picturale : ils se positionnent comme en avant du tableau, comme un avant-monde situé entre le spectateur et ce tableau qui, du coup, semble se retirer de notre vue, disparaître, non pas dans le fond lointain du décor, mais dans le secret du sans-fond). Si bien que ces végétaux ne représentent plus rien, et ne font que se présenter à nous à travers les chemins que la peinture leur ouvre et les invite à parcourir - arbres de peinture plutôt que peinture d’arbres.
Il est vrai que, si pendant l’âge classique, la nature était restée à sa place – « dormez les vaches, reposez, doux taureaux de la plaine immense sous vos cieux à peine irisés » peut écrire encore Verlaine, les choses se compliquent sérieusement avec les grands modernes qui n’auront de cesse de soumettre la nature à l’épreuve de leur vision singulière (avec, par exemple, Van Gogh ou Picasso).
Mais, aujourd’hui, nous n’en sommes même plus là : au fur et à mesure que nous avançons ( à reculons ) dans le contrôle et la connaissance de la terre, la terre semble se rétracter dans son énigme, pour nous renvoyer l’écho des blessures que nous lui infligeons, sous les formes de plus en plus violentes des catastrophes que nous connaissons ; mais qu’est ce donc que cette nature et cette terre qui semblent nous échapper, et nous fuir, au fur et à mesure que nos sciences et notre culture progressent à pas de géants dans la connaissance et la prédictibilité des phénomènes qui se produisent sur leur sol ?
C’est une énigme ; et c’est pourquoi chaque tableau de Baillet est une énigme qui vient se planter dans le décor et questionner le décor au lieu où le décor prenait place : dans et autour du tableau de peinture.
Et c’est pourquoi aussi chaque tableau est si différent : il suit un itinéraire de pensée propre qui semble se déployer en dehors des intentions du peintre (ces tableaux sont de moins en moins des exercices de style virtuoses, alors que Baillet est un très grand virtuose de la couleur et du dessin), et s’avancer vers ce point ou cette tâche aveugle de notre culture, où l’on se demande si c’est l’art qui invente la nature ou bien la nature qui invente l’art. Seuls peut-être les aborigènes pourraient comprendre concrètement cela : pour eux, les arbres et les forêts sont habités par des mémoires et des rêves, et on doit non seulement les respecter, mais aussi les traverser selon certains itinéraires sacrés, ponctués de rites et de représentations, qui orientent en retour l’existence de ceux qui les habitent, et au fond donnent lieu à cette existence (de ces représentations, souvent picturales, on peut d’ailleurs discerner l’écho dans les travaux actuels de Baillet).
On s’aperçoit alors que la nature et la peinture parlent la même langue fragile, faite de mots dont l’abstraction de la science économique qui gouverne le monde contemporain croit pouvoir nous émanciper : lumière et mouvement, rythme et lenteur, espace et temps, surface et profondeur, eau et pigments...Grâce à ces mots, et avec les aborigènes, ou avec Patrick Baillet, le vague espoir d’habiter le monde en poète subsiste, selon le vœu de Hölderlin.