Anne Moreau transforme l’écluse en métaphore artistique, où l’eau maîtrisée symbolise la puissance paisible de la peinture. Chaque œuvre devient un passage, une invitation à explorer les profondeurs de l’âme et les mystères du monde, à travers une dialectique entre exclusion et inclusion.
Soupirs du noyau terre
Puisque les serpents ne peuvent y vivre par manque d’eau douce courante, l’île de Ré est au sens biblique un paradis. Pourtant, immergé dans la fosse occidentale de Chevarache, l’enfer mijote dans le cratère du volcan oublié. Ce souvenir du gouffre de Ré, est-il une légende ?
Dépasser les craintes ancestrales, s’installer sur les versants fertiles des cônes de magma, fait partie de la nature humaine. De l’intimité pour cette croûte terrestre qui, par ces trous infernaux, fricote sous mes pieds, mes toiles cherchent l’énergie féconde, chère à tant d’artistes…
En Charente
Chemin faisant à travers champs et bois, nos parcours offrent la connaissance de mille points d’eau qui se délient du calcaire entre ajoncs et genêts.
D’essence féminine, l’œil de la source est souvent maçonné d’une margelle de pierre ronde monolithe, évidée en son centre. Quand la terre regorge, l’eau s'écoule dans le bassin rectangulaire du lavoir. Sur le terre-plein, des tables de lavandières aux allures d’autels païens, paillards, sont d’imposantes pierres horizontales surélevées par d’autres verticales. Le printemps venu, ni impures, ni péchés, les souillures des draps, qui de la naissance au linceul nous accompagnent, y étaient blanchies.
Les piliers du fleuve
Les Ducs-d’albe, ces faisceaux de pieux auxquels peuvent s'amarrer les bateaux, se mutent en piliers du fleuve : hommage au Pilier « Djed » qui, pour les Égyptiens, symbolise la stabilité, la durée, à la fois arbre en fleurs et tronc ébranché baignant ses racines dans les profondeurs mythiques du Nil, il intercède dans les rites agricoles.
Aussi mes piliers, sont balises, mesure étalon, instruments « scientifico-archétypus » doués d’un potentiel pour appréhender, en toute candeur, la navigation terrestre, fluviale. Ils mesurent en tous sens, invitent à la découverte.
Assemblages primitifs, sculptures frontales, l’idée d’une seule face visible crée la frustration, confirme la réflexion de Giacometti : « D’une sculpture, le spectateur appréhende qu’une face à la fois. »
AQUA EXCLUSA : eau séparée du courant
L’écluse est une parenthèse dans le cours sauvage des eaux, la possibilité du voyage pour les hommes, les marchandises les idées. Léonard de Vinci eut l’intuition de son fonctionnement. À l’image de l’art, c’est un moyen d’évoluer sans se faire emporter.
Les eaux n’ont rien à faire des problèmes des hommes, elles vont à leurs rythmes imprévisibles. Métier d’éclusier, métier de peintre, chacun d’eux permettent aux voyageurs de franchir l’obstacle visible ou invisible. Un fleuve tranquille a son cours ponctué d’écluses afin de ne pas se perdre dans ses méandres, une eau furieuse voit son flux maîtrisé. Les biefs sont des paliers, les écluses des marches, un escalier pour franchir les monts et mener le navigateur en d’autres vallées.
À la terre…
L’eau vient du ciel comme des profondeurs, elle aime à dévaler la pente. À bien observer, les sinuosités des eaux reflètent l’esprit humain. L’onde, qui pourtant n’exprime rien, envoûte. Chacun sait la vie s’y épanouir.
Après avoir vécu sur une île, sur une péniche dont la cale est l’atelier, puis dans une maison éclusière auprès de l’eau retenue : cette « aqua exclusa ». L’eau domptée, dont procède le terme même d’écluse représente, à mon regard, l’espace du tableau.
Ainsi l’écluse sépare l’eau du courant, permet aux bateaux d’évoluer sans se faire emporter ou être astreints à l’échouage. Faciliter l’approche d’autres lointains, n’est-ce pas là le rôle accordé à l’art ? Métier d’éclusier, métier de peintre, chacun permet de franchir l’obstacle visible ou invisible. Les faveurs de l’art sont un point de passage pour une ouverture, un élargissement où l’esprit s’ensemence et l’envie de poursuivre se régénère. Une façon de vivre civilisé, hors du contexte ambiant.
Être organiquement incluse vaut pour la toile de lin ou géotextile, elles imposent leurs épidermes, il importe d’« y mettre sa peau ».
Peindre n’est rien sans la compréhension des fluides, jusqu’à la lave du volcan, au tsunami. Instaurer une dialectique profonde entre exclusion et inclusion m’impose de ne pas représenter l’image du paysage, mais sa puissance paisible, pourtant impétueuse.
Dépasser ses craintes ancestrales, s’installer près des eaux tumultueuses car poissonneuses, où sur les cônes de magma fertile après l’éruption volcanique, fait partie de la nature humaine. De l’intimité pour cette croûte terrestre qui, par ces failles infernales, fricote sous mes pieds, mes toiles cherchent l’énergie féconde, chère à tant d’artistes…
La construction en damiers délimite un cortège de carrés. Multiplication de la représentation biblique de la terre : cette étoffe carrée, tendue aux quatre coins par les mains de deux anges.
Me reste à réaliser une peinture tellurique où l’homme n’est plus sur terre, mais à la terre.