Anne Moreau peint comme on respire, chaque toile est une cartographie intime du temps. Sur ses toiles de lin, elle façonne des paysages intérieurs où le rouge, vif et pénétrant, s'allie à la blancheur virginale pour exprimer la profondeur des émotions humaines.

Il y eut la découverte de la présence au temps et sa cartographie sur une surface plane à l’aide de pigments colorés. Peindre est venu sans bruit, d’instant en instant, de toile en toile, épaisseur de vie déposée à la surface…

La représentation biblique de la terre est une étoffe carrée, tendue aux quatre coins par les mains de deux anges. La toile de lin, au même titre que l’or, était un noble matériau. Lin, lingerie, trésors pour qui l’homme inventa le coffre. Aussi, depuis le XVIe siècle, la toile de lin est la toile du peintre.

Si la matérialité de mes toiles se ressent j’en suis heureuse, mes pigments ne priment pas sur la surface, avant d’être image, le tableau est objet. 

La mise en lumière est une mise à nu qui agit en relecture,  mon regard encore fusionnel est acerbe, me cloue au pilori. J'envisage l’émondage qu’il me faudra faire.

Peindre une chose, une autre, puis une idée, puis ni l'une, ni l'autre. Poudre de pigment et fragment de toile, l'image de l'instant est incomplète et unique. Mais pour atteindre les profondeurs, il faut aussi jouer des artifices.

« Le réel est si divers, faire de chaque toile un point de vue quasi unique. Être soucieux du réel, du vivant, ce n’est pas recopier servilement ce que l’on voit. »
Henri Matisse

Comment pourrait-il y avoir de système. En ricochet chaque toile se densifie, l’une est abandonnée pour l’autre. Le peintre qui a trouvé sa manière — son truc — doit beaucoup s’ennuyer, le renouvellement est continuité, l’évolution différencie l’artiste du faiseur.

Les heures d'évanouissent, Anne Moreau, 2009.


La peinture concerne l’individu, pourtant comme tout art, elle tend à créer une relation commune. Il ne s’agit pas d’égalitarisme mais, pour l’animal social que nous sommes, de différences entendues, prises en compte, échangées.
Mon intention est de faire naître l’élan, établir des connexions, que chacun, peintre et curieux, se fassent confiance, s’investissent, osent, entre en eux pour mieux donner, recevoir.

La singularité : c’est apprendre à être, pour ne pas se faire avoir.

Une pointe de rouge

Pénétrante, rayonnante, l’insolence sacrificielle du rouge vivifie. Au nom de la dynamique d’une maturité, il me faut témoigner de son union au mystère incantatoire de la blancheur virginale. Sur mes toiles, les confins sang de bœuf et albâtre ne laissent en rien apparaître de rose sucré. Aux points d’articulation des limites du blanc, la quintessence azur, reflet des eaux maternelles.

Pallier les fadeurs de la vie, est-ce se jeter dans des tensions violentes, peindre jusqu’à plus soif pour remplir, se remplir ? « La rivière qui se précipite ne coule pas », dit un aphorisme chinois. Et l'on ne se jette pas dans le puits pour en remonter l’eau fraîche et limpide. Alors, découvrir l’ancrage, la technique nécessaire pour déployer ses ardeurs.

L'essentiel des formes, Anne Moreau, 2023, Acrylique sur toile, présentée à la galerie Amélie Maison d'Art

Je trace toujours des plans

Au cours d’un vernissage, deux toiles bleues intriguent. Elles figurent des points jetés, reliés entre eux par des tracés aléatoires. Le réseau trame l’espace d’une succession de triangles. Ironique quelqu’un suggère :

— Des cocottes en papier ?

— En quelque sorte, aussi… Rien d’univoque.

L’idée primitive de ces ponctuations, est le reflet apocryphe d’une nuit étoilée sur la mer d’airain. Cette imposante vasque de bronze gorgée d’eau « placée à droite du temple de Jérusalem », aurait eu, pour raison originelle, un observatoire astral. De nuit, sur son plan d’eau médiateur se reflétait la voûte étoilée.

Ingénieux système optique, pour une lecture plane, simple et précise, de la mouvance tridimensionnelle des constellations. S’y mêle le souvenir des mégalithes à cupules, inventés au Pérou, par un ami archéologue. Ces creux circulaires taillés dans le roc, nous avaient incités, sur les relevés rhodoïd, à les joindre en contours.

Aucun serpent à plumes, ou tête de jaguar ne s’étant déterminés, avec la dérision du désespoir, comme Dubuffet ses Mires, nous les avions réunis d’autorité de traits. Claironnant notre ignorance, les figures révélées caricaturaient des cocottes en papier. Et si remplies d’eau, se muant en calendrier cosmique, ces cupules prenaient sens ?

Une troisième source s’allie : celle d’une figure étoilée que nous avions baptisée, ma sœur et moi, du nom de notre mère. Nous ignorions alors, désigner Cassiopée, reine d’Éthiopie, qui fut selon le mythe, placée après sa mort parmi les constellations.